Résidence photographique à Céret 2020
Cette résidence souhaite donner les moyens à un artiste d’interroger sa pratique, de la promouvoir tout en participant à la recherche artistique et culturelle sur ce territoire. Cette année 2020, un artiste photographe aura à traiter la thématique:
Céret, une géographie humaine.
Comme beaucoup de villes du sud de la France, Céret est à la fois un lieu de vie, de travail et de villégiature. S’y retrouvent des populations aux itinéraires divers. La présence de la frontière, lieu de passage, a eu son importance dans l’installation de certaines populations.
Du catalan ancré depuis plusieurs générations, à l’espagnol ayant vécu la Retirada, du jeune en déshérence à l’ancien soixante-huitard, du saisonnier au retraité… c’est une population mélangée ou existe une mixité sociale. La photographie, comme approche sensible de l’humain, sera une porte vers la rencontre de cette géographie humaine.
Télécharger l’appel à projets 2020
ous avons reçu plus de cinquante dossiers dont la grande majorité de très bonne facture.
Au terme d’une longue sélection, nous avons invités les quatre derniers candidats à venir exposer leur projets à Céret. Ces séances se sont tenue fin juin, étaient retenus :
– Jérome Blin : Instagram : jerome_blin_photographie
– Jean-Christophe Béchet : www. jcbechet.com
– Georges Pacheco : www.georges-pacheco.com
– Nolwenn Brod
C’est Nolwenn Brod qui a été choisie pour réaliser son projet à Céret en 2020/2021.
Projet de Nolwenn Brod :
Le Domaine (titre provisoire)
En 2015 et 2016, j’ai réalisé deux séries photographiques indépendantes l’une de l’autre, au sein de familles installées en France, photographiées sur des temporalités différentes. La famille de la série La ritournelle (2015-2016) habitait en milieu rural dans un petit village en Creuse. Le projet a été réalisé sur deux ans (4 semaines par an) : l’homme, l’animal, le végétal et le minéral y dialoguent intimement, les paysages sont issus des trajets empruntés quotidiennement par le couple.
Quant à la série Diego, elle décrit une famille installée en logement social en Normandie sur un site classé Sévéso, photographiée sur une période de trois semaines consécutives en août 2015 dans le cadre d’une résidence artistique, la série mêle réalité et fiction, inspirée de la littérature.
Au cours d’une résidence de création, il y a une réflexion sur le passé, sur ce qu’on a déjà engagé artistiquement, vécu personnellement, il est question de son avenir, des liens causaux, de l’enjeu du projet.
Pour la résidence Lumière d’Encre 2020, j’envisage de renouveler l’expérience photographique avec une famille de Céret. J’interrogerai un pan des fondements de la réalité sociale de la ville aujourd’hui, en témoignant de la vie d’une famille de producteurs agricoles. Il s’agira d’une famille cérétane que j’aurais rencontrée à l’automne 2020, idéalement composée comme celle du Domaine Saqué tenu par des maraîchers, viticulteurs et éleveurs*. C’est sur une période de 10 semaines consécutives à compté de mars 2021 que j’aimerais embrasser ce nouveau territoire, témoigner de chacun des êtres qui composent la famille s’affirmant sur le domaine, des vies précises, des corps présents dans leur quotidienneté, leur intériorité, au sein de la nature, des objets qui les entourent ; des êtres qui suivent indubitablement le cycle du temps, des saisons.
Je souhaite photographier des scènes de vie de la famille en passant à la fois par une méticuleuse mise en scène ainsi que des prises de vue sur l’instant. Saisir des moments de surprise, d’inquiétude, de rire, de colère, tel un observatoire du paysage de la quotidienneté, et de mes pensées qui s’inventeront dans la contemplation. J’aimerais articuler ces instants de vie comme la chair d’un corps déterminé, gorgé de récits, de désirs, comme des perles rares, en prenant en compte tout ce qui échappe aux bornes photographiques : un moment, une lumière, un format. Accumuler de fragiles constructions, furtives et aléatoires, de l’ordre du micro-évènement, de la micro-sensation.
Je prendrai en compte la diversité des régimes ontologiques sous lesquels les hommes, les végétaux et les animaux se côtoient, s’assemblent, de près ou de loin, à savoir leur cosmopolitique singulière. Il s’agira d’explorer, de revisiter le fondement du vivre-ensemble, le rapport à la terre, en particulier les modalités concrètes de l’usage des lieux. La cosmopolitique de la terre, même au sein du clan, de la famille, va au delà des hommes et des femmes.
Le geste, la posture,
Par l’observation des comportements de l’homme, de ces déplacements selon différents espaces, de ses postures, de ces gestes, en gardant la distance suffisante, je tâcherais de représenter l’interaction qui se joue entre l’homme et la terre, les animaux, les végétaux. Aussi, il s’agira d’évoquer l’historicité des gestes, de la mémoire, de leur transmission au fil des générations, selon l’évolution des outils et de leurs usages.
J’aimerais également rendre compte de la labilité de l’instant présent par la représentation d’un entre-deux temporel éphémère qui lie les êtres entre eux, aux choses, et par là, ce qui me lie moi-même à eux. En Europe il n’y a pas de terme qui désigne cet entre-deux, par contre les japonais le nomme ma, ce qui désigne autant espace qu’intervalle de temps, en référence à l’espace ou la distance entre deux choses, le temps entre deux évènements, l’interstice.
L’intime,
L’intime n’existe que dans l’horizon de sa perte. Souvent pensé comme le dernier refuge de l’authenticité, espace propre à ’individualité pure, il se construit en relation, avec lenteur. Expérience sociale et affective du lien, de la familiarité ou de la distance, il est celui qui relie les êtres en eux, les individus aux choses, aux lieux, aux paysages; il relève d’un acte social et est indissociable d’une fragilité du seul fait qu’il réclame de demeurer caché.
Dans le dévoilement du couple, et suivant le degré de proximité auquel les êtres me permettront d’accéder, j’aimerais rendre compte du lien parent-enfant, de la complicité de la fraterie, car dans ces liens, c’est bien de la société dont il est question, l’intime est l’épaisseur humaine et la riche complexité des liens tissés dans la durée.
La nature environnante, ses territoires intermédiaires
Le territoire est façonné par l’homme, et sa composition façonne l’homme lui-même, son corps, son intériorité, ainsi que les éléments naturels qui s’y déploient et donc l’imprègnent, l’affectent.
La culture des cerises
Idéalement, la famille que j’aurais rencontrée cultivera des cerises. Depuis cent cinquante ans, les cerises font la réputation du petit village de Céret grâce à la douceur du climat du Vallespir et la légèreté de ses sols filtrants, ce fruit est proposé sur les marchés de France. Il y a la burlat, tendre et fondante, la starking hardy, légèrement acidulée, la bigalise, ferme et plus sucrée, la primulat, plus vive. La récolte débute le 23 avril, à la Saint-Georges, ce pourquoi je souhaite venir en résidence à partir du mois de mars 2021. En empruntant les territoires intermédiaires, j’aimerais témoigner des étapes de la production de cerise, de la préparation des sols à la ceuillette, en m’attachant donc aux gestes, aux va-et-viens des gestes répétés, aux outils (les échelles), aux tenues choisies (tablier ou baquet), en jouant sur les nuances de couleurs, les sensations.
Le mimosa
Le mimosa vient d’Australie où il fleurit en été. Dans la région des Pyrénées Orientales, l’or jaune fleurit l’hiver, son parfum perdure de janvier à mars. Les branches fleuries fraîchement coupées couvrent petit à petit le visage du cueilleur qui les calent dans le pli de son bras. J’aimerais jouer sur les différentes couches de couleurs, les intensités de jaunes, de verts, de bleus du ciel.
L’horizon, les paysages traversés,
Dans une série précédente, (la ritournelle) je présente un tryptique appelé «Tiers-paysage» qui a été réalisé sur les bords de
route que le couple empruntait quotidiennement. Concept emprunté à Gilles Clément, jardinier-paysagiste, le tiers-paysage est un fragment indécidé du jardin planétaire, il désigne la somme des espaces où l’homme abandonne l’évolution du paysage à la seule nature. Véritable réservoir génétique de la planète, l’espace du futur, c’est une nécessité biologique et donc cela modifie la lecture du paysage. J’aimerais continuer de photographier des fragments de tiers-paysages afin d’accumuler des variations de paysages d’hiver aux teintes cérétanes que je ne connais pas encore.
En retraçant les trajets de chacun des membres de la famille, les routes souvent empruntées, je photographierai le paysage et de son évolution, dont la perception changera au fil des semaines. Je m’intéresserais à l’horizon qui s’offre à l’homme au travail sur le domaine, ainsi qu’à celui des animaux.
Les animaux,
Photographier à la fois la tendresse et la violence des animaux entre eux en composant de nouvelles images oxymoriques. Il s’agira de cheptels de vaches ou de troupeaux de moutons. Aussi, je m’intéresserai de plus près aux sillons que les animaux creusent sur le territoire, notamment «les coulées» que l’on peut apercevoir aux abords d’un chemin, de par et d’autre d’une route. Les chemins de terre que les moutons ou les vaches dessinent à force de leurs passages répétés d’un point à un autre, menant souvent au mangeoir, à l’abreuvoir, à la pierre de sel.
Avec, sous, sur, entre, à travers, au delà, pourraient être autant d’entrées pour appréhender le quotidien de cette famille de producteurs agricoles au sein de son environnement. Apparitions, disparitions des êtres au sein du foyer, sur le domaine, telle une chorégraphie de la quotidienneté. Mouvements du dehors, du dedans. Il est possible que je puisse avoir recours à l’écriture car phraser ces instants de vie est parfois la manière la plus juste de décrire l’émotion, la sensation perçue.
Références artistiques,
Je me sens proche de la phénoménologie de la perception de Merleaux-Ponty, des écrits de Peter Handke pour la justesse de sa description des relations inter-humaines, les écrits de Pierre Bergounioux pour son rapport à la nature.
La résidence artistique permet l’expérimentation, l’ouverture du champ de la perception.
Pour les portraits par exemple, j’aimerais pour chacun des êtres qui composent la famille, réaliser un portrait en deux ou trois plans différents comme des plans cinématographiques : si je réalise le portrait de la mère vue de face avec ses mains dans le dos, en plan américain, une autre image décrira les mains cachées dans le dos et une troisième image représentera la scène sous un autre angle, peut-être d’un point de vue plus lointain. Je ne manquerais pas non plus d’étudier les oeuvres cubistes de Pablo Picasso, de Georges Braque et d’autres artistes qui vécurent à Céret pour composer mes propres photographies. Je suis également, depuis longtemps, attentive à la production musicale de Pascal Comelade, musicien vivant à Céret, une collaboration serait peut-être envisageable (écriture d’un texte à partir de mes photographies).
Etre lauréate de la résidence Lumière d’Encre 2020 serait un honneur et une étape importante dans mon parcours artistique, le temps de création de deux mois et demi est idéal et précieux afin d’obtenir un corpus d’images conséquent
et envisager une publication.
Je reste toutefois attentive à l’imprévu, à l’accident, aux rencontres qui pourraient faire bifurquer le projet dans une autre direction et me donner des prolongements inattendus. J’envisage également d’expérimenter de nouvelles choses quant à la présentation de ce nouveau travail, par le choix de différents papiers, de formats, de procédés d’impression.
En vous remerciant de votre attention, et dans l’attente de la délibération du jury, veuillez agréer mesdames, messieurs, mes salutations distinguées.
Bien cordialement,
Nolwenn Brod.
* Je les ai contacté par email, ils avaient l’air enthousiastes à l’idée de participer au projet
Le dossier